L’apprentissage d’un chef
6 septembre 1974 : une Volkswagen de couleur rouge roule à toute allure dans les rues de Hambourg. Au volant, un jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans, blond aux yeux bleus, avec un visage harmonieux mais sans caractère, un peu bellâtre. De grosses gouttes de sueur lui coulent sur le front : de temps en temps, il essuie ses mains moites sur son pull-over avant de reprendre le volant.
Kurt Eggen va n’importe où en multipliant les changements de direction afin de semer d’éventuels poursuivants. Ces manœuvres doivent avoir pour résultat de le faire tourner en rond depuis déjà un bon quart d’heure, mais il n’ose pas encore sortir de la ville, s’engager sur l’autoroute où il serait à la merci de n’importe quelle voiture de police rapide.
Quelle idée de voler une voiture rouge, et décapotable de surcroît, pour commettre un hold-up ! Pourquoi pas une voiture de pompiers ? Pour attirer l’attention, on ne fait pas mieux. Mais Kurt Eggen a agi dans la plus complète précipitation. Il fallait qu’il s’en sorte. Il n’avait plus le choix…
Se faufilant avec fébrilité au milieu de la circulation, Kurt Eggen tente de chasser ses souvenirs. Tous ses souvenirs sont gris, médiocres, insignifiants : son enfance avec sa mère après que son père les eut abandonnés ; ses premiers débuts dans la vie à dix-sept ans alors qu’il ne savait rien faire ; une succession d’emplois minables, dont il était chassé en un temps record.
Il n’y a que les filles avec lesquelles il a eu du succès ; avec son visage d’ange, son profil typiquement germanique, il avait toutes celles qu’il voulait. Mais uniquement pour des aventures sans lendemain. Les deux seules dont il ait été épris, Ingrid, l’infirmière, et Carlotta, la maîtresse d’école, lui ont ri au nez quand il leur a parlé mariage. On ne se marie pas avec un Kurt Eggen.
Il y a un an, Kurt a cru trouver l’affaire de sa vie. Il était alors représentant de commerce. Deux de ses collègues lui ont proposé de s’associer pour se mettre à leur compte. Une catastrophe, la faillite en six mois et, maintenant, les créanciers qui le poursuivent partout !
Alors Kurt Eggen s’est décidé à franchir le pas, à commettre un hold-up. Voilà pourquoi il a volé cette Volkswagen rouge et s’est rendu dans une succursale de la Banque du Commerce avec un revolver jouet. Le caissier lui a remis 10 000 marks. Un joli butin pour un débutant… À condition qu’il sache à présent garder son calme, qu’il parvienne sans encombre à quitter Hambourg. Mais voilà une demi-heure qu’il tourne en rond dans la ville sans se décider à prendre un chemin plutôt qu’un autre… Kurt Eggen sent progressivement la panique l’envahir.
Pour se calmer les nerfs, il tourne le bouton de la radio, et c’est le choc ! Il est tombé en plein bulletin d’informations : « Un hold-up vient d’être commis à la Banque du Commerce. Le bandit, qui opérait seul, un homme blond de vingt-cinq ans environ, s’est enfui dans les rues de Hambourg, à bord d’une Volkswagen rouge décapotable. Il est armé. D’importantes forces de police quadrillent la ville. »
Kurt Eggen manque d’emboutir une voiture en stationnement. Il regrette à présent de toutes ses forces de s’être lancé dans une aventure qui le dépassait. Il entend déjà le crépitement des mitraillettes. Il sent déjà la douleur des balles qui lui déchirent la peau. Il est devenu une bête traquée, un gibier, et il n’a pour se défendre qu’un revolver de gosse en plastique. Il va mourir à vingt-cinq ans par cette belle matinée ensoleillée de septembre.
La Volkswagen pile dans un crissement de freins. Kurt Eggen bondit comme un fou, les yeux agrandis de terreur. Il faut qu’il sauve sa vie et pour cela il n’y a qu’un moyen : il doit se rendre au premier policier qu’il verra… Là-bas, un uniforme, le salut ! Le jeune homme se précipite, mains en l’air en hurlant :
— Ne tirez pas !
Le brave policier, ahuri, met un certain temps avant de comprendre la situation, tandis qu’autour de Kurt Eggen éclatent des cris d’enfants effrayés. C’est seulement alors que le jeune homme se rend compte qu’il se trouve dans une cour d’école et que l’agent auquel il vient de se rendre était en train de faire un cours de prévention routière à des gamins.
Voilà comment s’est terminée la carrière de bandit de Kurt Eggen. C’est sans doute la médiocrité même de ses talents de malfaiteur qui lui vaut la relative indulgence des juges : Kurt Eggen est condamné à trois ans de prison. Et c’est à ce moment seulement que commence son histoire.
Dans la prison centrale de Hambourg, la vie continue de manière tout aussi insupportable pour Kurt Eggen. Ce qu’il ignorait, c’est que les prisons sont à l’image du monde extérieur : on y retrouve la même compétition, la même hiérarchie, et les médiocres y restent des médiocres. Kurt, avec son hold-up d’opérette, est immédiatement considéré comme un moins que rien par ses codétenus. Il devient l’esclave, le souffre-douleur des autres. Avec son visage d’ange, il est bien évidemment surnommé « La Fille ».
— Hé, La Fille, viens me cirer mes godasses !
— La Fille, t’es à l’amende d’une cartouche de cigarettes ! Si tu me l’apportes pas demain, je te fais la peau !
Kurt Eggen est même l’objet d’agressions sexuelles. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’après s’être plaint à la direction de l’établissement il est changé de cellule.
En entrant dans sa nouvelle cellule, il a un mouvement d’effroi : son codétenu est Thomas Kruger, le caïd, le dur de dur, la vedette de la prison de Hambourg ! Ses exploits dans le banditisme sont une légende que connaissent tous les prisonniers du pénitencier. Arrêté après sa onzième agression à main armée – et uniquement à cause d’une dénonciation – Kruger en a pris pour vingt ans. Peu après, il a tenté de s’évader en tuant son gardien. Cette fois, il a été condamné à perpétuité.
Dès que la lourde porte s’est refermée sur lui, Kurt Eggen se blottit, terrorisé, dans un coin de la pièce, Thomas Kruger ne lui jette même pas un regard. Il semble uniquement absorbé par la lecture de son journal de bandes dessinées. De temps en temps, il émet un rire guttural. Kurt n’ose pas bouger, à peine respirer. Enfin Kruger se lève. C’est un colosse. Il a les cheveux en brosse, la face rouge, des mains énormes et velues, ces mains avec lesquelles il a étranglé son gardien, comme chacun le sait dans la prison de Hambourg. Il s’approche du jeune homme qui se recroqueville encore un peu plus. Il lui tend l’illustré.
— Tiens, mon gars, tu veux lire ?
Kurt Eggen relève la tête… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il ne l’a pas appelé « La Fille ». Il a un ton presque gentil. C’est sans doute un moyen raffiné de le torturer. Mais l’autre est toujours là, lui tendant le journal d’une manière gauche. Il sourit.
— Eh ben, mon gars, il y a quelque chose qui ne va pas ?
Non, ce n’est pas un jeu cruel. Kruger est sincère. Pour la première fois depuis qu’il est en prison, quelqu’un lui parle avec humanité… Alors, c’est plus fort que lui, Kurt Eggen éclate en sanglots.
Le colosse s’assied à son côté.
— Ben, qu’est-ce qu’il y a ? Raconte.
Kurt Eggen renifle bruyamment.
— C’est les autres ! Ils sont toujours après moi. Je veux me suicider.
Thomas Kruger a l’air choqué. Il prend un regard dur.
— Tout ça, c’est terminé, petit gars. Je vais leur dire que s’attaquer à toi, c’est s’attaquer à moi. Et ils te ficheront la paix, fais-moi confiance !
Les nouvelles se propagent vite dans les prisons… Dès le lendemain, Kurt Eggen constate une totale métamorphose chez ses codétenus. On le regarde maintenant avec une sorte de crainte et même, par moments, avec respect. Plus personne ne l’appelle « La Fille ».
Tous doivent se demander comment ce minable, cet avorton, a réussi à obtenir la protection du caïd de la prison. Et Kurt se le demande lui-même…
Mais, à partir de là, tout est changé dans son existence, quelqu’un, enfin, s’intéresse à lui, le prend au sérieux. Thomas Kruger lui fait raconter son hold-up manqué, mais il n’en rit pas, il ne se moque pas de lui. Au contraire, il lui fait des confidences :
— Tu sais, petit gars, moi aussi, au début, j’étais un cave. Mes premiers coups, je les ai tous loupés. Seulement ça, personne ne le sait. Le métier viendra, fais-moi confiance.
Kurt Eggen questionne avidement :
— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
— Tu vois, mon gars, ce qui compte avant tout, c’est de se faire respecter. Et pour ça, il n’y a qu’un moyen : faut avoir peur de rien. Même si le type est deux fois plus fort que toi, tu rentres dedans ! Même si tu as tous les flics aux fesses, tu fonces quand même. Tu finiras peut-être par te faire avoir, mais comme un homme ! Et c’est ça qui compte.
Kurt écoute ces paroles avec une sensation d’ivresse.
— Et les gens me respecteront ? Ils ne me prendront plus pour un minable ?
Thomas Kruger ricane.
— Fais-moi confiance, petit gars, c’est le premier coup qu’est dur ; après ça vient tout seul !
Le jeune homme n’a pas fini de poser des questions :
— Et les filles ? Il y en a deux qui m’ont envoyé promener : Ingrid et Carlotta.
Kruger ricane encore plus fort.
— Les filles, elles ne demandent qu’à obéir. Tu vas voir : dès que tu seras un dur, t’en feras ce que tu voudras !
Un dur… À partir de ce moment, Kurt Eggen a l’impression qu’il le devient réellement. Il décide de se venger de toutes les humiliations qu’il a subies. Suivant les conseils de Kruger, il va lui-même provoquer ses codétenus dont certains sont pourtant redoutables. Mais la protection du caïd doit jouer car aucun d’eux n’ose vraiment accepter l’affrontement.
Peu à peu, Kurt devient un bagarreur, un teigneux. Sa conduite lui attire le cachot à plusieurs reprises, ce qui lui vaut un incontestable prestige…
Quand il sort de prison, au bout de trois ans, le 6 janvier 1978, Kurt Eggen a presque trouvé le temps trop court ! Il n’a plus le visage harmonieux et fade qui était le sien lorsqu’il avait commis son hold-up ridicule. Un petit pli est apparu au coin de ses lèvres bien dessinées, ses yeux bleus ont par moments, un éclat difficile à soutenir. Trois ans de prison ont définitivement décidé de son avenir.
Une fois dehors, il décide de rattraper le temps perdu.
Grâce à Thomas Kruger, qui lui a donné des recommandations, il s’introduit dans le milieu. Mais il refuse les propositions qu’on lui fait pour le mettre sur des coups fructueux. Pour l’instant, il a une tâche à accomplir, une tâche personnelle…
Muni d’un revolver – un vrai et pas un jouet en plastique – Kurt se rend, dix jours plus tard, le 16 janvier, dans une école communale de Hambourg. C’est là que travaille comme institutrice Carlotta Schneider, une des deux jeunes filles dont il était amoureux et qui l’a repoussé. Car Kurt Eggen, avant d’entreprendre les grands projets qu’il a dans le banditisme, veut d’abord exorciser son passé. Carlotta s’était moquée du jeune homme insignifiant qu’il était jadis, on va bien voir l’impression qu’il lui fait maintenant !
Mains dans les poches, chapeau enfoncé sur les yeux, Kurt entre dans l’école à la sortie des classes. En le voyant, Carlotta Schneider a un sursaut. Elle lui demande, d’une voix légèrement inquiète :
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Kurt Eggen se plante à côté d’elle.
— C’est parce que je sors de prison que tu joues les effarouchées ?
Carlotta enfile rapidement son manteau. Elle se dirige vers la porte de l’école.
— Écoute, je croyais que nous ne devions plus nous voir. Alors, laisse-moi tranquille.
Kurt lui barre le passage.
— J’ai un peu changé en prison, tu sais, Carlotta. Dis, comment tu me trouves maintenant ?
L’institutrice tente de passer malgré lui.
— Ridicule, si tu veux le savoir… Et maintenant fiche-moi la paix !
« Ridicule » : le mot a frappé Kurt comme une gifle. Il est tellement interloqué qu’il la laisse s’en aller. Mais, aussitôt, il se ressaisit. Elle l’a traité de ridicule, comme avant, comme s’il était le même : elle a eu tort !
Kurt Eggen sort son revolver, vise posément la silhouette qui s’éloigne à pas rapides et fait feu par deux fois. Puis, sans affolement, il gagne sa voiture et démarre sur les chapeaux de roues…
C’est dans sa voiture, tandis qu’il flâne dans les rues de Hambourg, qu’il apprend par la radio la mort de Carlotta Schneider. « Un meurtre d’un sang-froid incroyable, dit le commentateur… Le meurtrier a été identifié comme son ancien fiancé qui venait de sortir de prison. La police est à ses trousses. » Kurt Eggen a un petit rire en repensant à sa réaction quand il avait entendu le même genre d’annonce, quatre ans auparavant, lors de son hold-up. La trouille qu’il avait eue !… « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Je me rends. » Comme c’est drôle ! Maintenant, au contraire, il est parfaitement calme. Il conduit son véhicule d’une main souple… « Même si tu as les flics aux fesses, fonce quand même », avait dit Thomas Kruger. C’est exactement ce qu’il va faire : il va foncer et pas plus tard que tout de suite !
Kurt gare tranquillement sa voiture devant un hôpital de Hambourg. C’est là que travaillait sa seconde fiancée, Ingrid Menzel, quand elle a rompu avec lui… Non, elle n’a pas changé d’établissement, l’employé de la réception lui indique aimablement son service et le jeune criminel s’y rend sans se presser.
Ingrid Menzel n’a certainement pas entendu la radio, sinon elle ne le recevrait pas de cette manière :
— Toi ! Qu’est-ce que tu fais là ? Va-t’en ou je te fais mettre dehors !
Kurt fait semblant de ne pas avoir entendu. Il prend un air avantageux et pose à Ingrid la même question qu’à Carlotta :
— Je sors de prison, Ingrid. Tu ne trouves pas que j’ai changé ?
L’infirmière a une moue méprisante.
— Retourne donc chez ta mère, cela vaudra mieux !
Comme tout à l’heure dans le hall de l’école, Kurt Eggen a pâli sous l’insulte. Il y a une détonation, un cri… Ingrid Menzel gît sur le carrelage tandis qu’une tache rouge s’élargit rapidement sur le devant de sa blouse. Quant à Kurt, avec un sang-froid parfait, il s’éloigne sans courir et disparaît…
Quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, le plus grand quotidien de Hambourg reçoit un appel téléphonique :
— Allô, je suis Kurt Eggen. C’est moi qui ai tué l’institutrice Carlotta Schneider et l’infirmière Ingrid Menzel. J’ai commis ces deux meurtres afin d’obtenir la libération de Thomas Kruger, détenu à la prison de Hambourg. Tant qu’il ne sera pas libéré, je tuerai une personne par jour. N’importe laquelle, n’importe où, à n’importe quelle heure. Racontez donc ça à vos lecteurs, ça fera monter votre tirage !
Le journaliste prévient aussitôt la police. D’après lui, l’appel ne provenait pas de Hambourg : il y a eu un petit déclic indiquant qu’Eggen téléphonait d’une autre province. Mais d’où ?
L’alerte est donnée. Dans une conférence de presse improvisée, le directeur de la police de Hambourg fait part de ses craintes.
— Nous demandons à la population de nous aider. L’homme est dangereux et froidement déterminé. Il est d’autant plus redoutable qu’il peut frapper n’importe qui. Que chacun regarde les photos de Kurt Eggen qui vont paraître dans les journaux et à la télévision. Une prime de 10 000 marks est offerte à toute personne qui permettra la capture du criminel.
C’est la chasse à l’homme, la mobilisation générale !… Quelque part en Allemagne, Kurt Eggen entend avec délectation son nom prononcé avec des accents de crainte. Sa tête mise à prix, des milliers de policiers à ses trousses : même Thomas Kruger n’en avait pas connu autant ! Au sujet de ce dernier, Kurt n’est pas fou ; il ne pense pas qu’on va le libérer. Mais c’est sa manière à lui de prouver sa reconnaissance à son maître et de lui montrer qu’il est devenu son égal.
20 janvier 1978. Dans une rue de Francfort, un gros homme au chapeau tyrolien pointe le doigt en direction d’un individu blond.
— C’est lui ! C’est Kurt Eggen ! Je le reconnais. Arrêtez-le !
Le blond ne s’enfuit pas. Il sort son revolver de sa poche et tire sur l’homme au chapeau tyrolien qui s’écroule sur le trottoir. La foule se précipite, tandis qu’il s’enfuit. Il est finalement rattrapé et, si les policiers n’étaient intervenus rapidement, il aurait été lynché.
Kurt Eggen, qui a été pendant quelques jours l’ennemi public numéro un en Allemagne, passe au mois de juillet suivant devant la cour d’assises de Francfort. Un procès qui n’est qu’une formalité. L’accusé, qui revendique ses crimes avec un cynisme insolent, est condamné au maximum, c’est-à-dire à la réclusion à perpétuité.
Et Kurt Eggen est conduit à la prison de Francfort où il doit purger sa peine. Les choses ont bien changé depuis l’arrivée à la prison de Hambourg du jeune bellâtre insignifiant qui avait si piteusement raté son hold-up ! Eggen est maintenant un dur, un caïd, une vedette. À son entrée dans l’établissement, il est salué par un silence respectueux, craintif, soumis. Il surprend des murmures :
— C’est Eggen !
Maintenant, il va pouvoir régner en maître sur ce monde à part qu’est l’univers pénitentiaire, il pourra dire à n’importe qui :
— Hé, Machin, cire-moi mes godasses !
Et un jour, peut-être, on introduira dans sa cellule un jeune homme terrorisé de se trouver devant le grand Eggen. Alors Kurt quittera son expression méchante, implacable, et lui dira doucement :
— Eh bien, mon petit gars… Y a quelque chose qui ne va pas ? Raconte.